Le livre de Séraphin Akure-Davain, intitulé Le Gabon est un malade. Diagnostic et traitement, est une importante archive dont il faudra désormais tenir compte dans l’écriture de l’histoire de ce pays. Cette archive est d’autant plus importante qu’elle est écrite par trois auteurs en un, ce qui représente un avantage considérable. Sans ordre de priorité, je peux dire que le premier auteur est le médecin Akure-Davain. Sur la base d’un diagnostic serré, il propose un traitement qui se veut efficace. Cette ambition clairement annoncée dans le titre du livre, fait que ce que nous avons en main, ce que nous tenons, est un document unique, parce que rare. A ce titre, je le considère comme un essai de « sociologie médicale du corps politique ». Le sociologue que je suis connais un ancêtre fondateur de sa discipline qui a traité du « normal et du pathologique » (dans Les règles de la méthode sociologique), et il sait que la sociologie n’est pas une « médecine sociale », au sens où elle s’inscrirait dans une démarche normative propre au domaine de l’« expertise ».
Ainsi, je ne m’autorise à caractériser le livre de Séraphin Akure-Davain comme un livre de « sociologie médicale du corps politique » que de manière métaphorique. Notamment, parce que le malade dont il est question dans ce livre, et qui a pour nom « le Gabon », est à mon avis une métaphore du « corps politique », dont celui du président déchu est la métonymie : il était décrit par l’imaginaire populaire comme une « momie » et un « sosie ». Ce qui veut dire que si « le Gabon » est « un malade », c’est parce qu’il est dirigé par un « corps politique » mort, c’est ce que signifie la métaphore de la momie », et donc absent, c’est ce que signifie le sosie (Un sosie est un homme ou une femme qui n’est pas celui ou celle que l’on pense reconnaître ou voir). Le président Ali Bongo était absent, parce qu’il était soit mort, soit malade, et sa maladie ou sa mort sont le paradigme du corps politique gabonais, dont le livre de Séraphin Akure-Davain décrit les symptômes et prescrit le traitement. Se pose alors l’épineuse question d’un diagnostic et d’un traitement effectués sur un corps absent, parce qu’il est remplacé par un sosie. Soigner un sosie à la place de celui dont il est l’illusion visuelle, c’est en d’autres termes exposer un corps supposément sain, à une agression chimique. Tel est l’impensé de ce livre dont le premier auteur est le médecin. Cet impensé est désespérant parce qu’il révèle l’impossibilité d’un diagnostic et d’un traitement efficaces d’un corps politique absent et représenté par ses sosies dont le programme est au-delà des préoccupations du « corps social », c’est-à-dire le peuple.
Le deuxième auteur est l’écrivain. L’auteur comme écrivain est comparable au rêveur nocturne ou éveillé. Dans ce sens, tout le monde rêve et le rêve est une création du rêveur, tous les personnages qui peuplent son rêve sont ses créations dans lesquelles il ne se reconnaît pas, alors qu’il s’agit d’autres lui-même, ses « sosies » transfigurés qui font le récit de son histoire. Sauf que dans le paradigme des créations du rêve, le moment du réveil est un seuil que ne franchit pas la matérialité des créations de l’imaginaire onirique. Certes, il existe des légendes mettant en scène des personnages sortis de leur activité psychique involontaire durant le sommeil avec des matérialités qui peuvent être des « médicaments » ou des « livres » et qui, dans ce sens sont des médicaments ou des textes fondateurs de cultes initiatiques ou de religions. Le Gabon est malade de Séraphin Akure-Davain est certainement le produit d’un rêve éveillé de son auteur, mais il ne s’agit pas d’une légende de la vie quotidienne. C’est à ce titre que je l’élève au niveau d’une archive que les chercheurs devront consulter pour leurs travaux sur le Gabon.
Le troisième auteur enfin, est l’acteur politique qui, comme il le dit dans la quatrième de couverture de son livre, est « devenu homme politique malgré lui ». Il est « chirurgien orthopédique de formation ». C’est donc cet homme qui se définit encore comme un « homme engagé », impliqué « dans la vie associative dès son jeune âge, au-delà de son Lambaréné natal », qui « acquiert rapidement une réputation nationale » et, dit-il encore, est « aujourd’hui reconnu comme l’une des alternatives crédibles à l’alternance au sommet de l’État gabonais » qui est le troisième auteur de son livre.
Ce troisième auteur éclipse les deux premiers et cela se mesure aux réactions suscitées dans les réseaux sociaux par la publicité de son livre. Sur ma page Facebook, j’ai enregistré la réaction suivante : « Lui qui a sans vergogne rejoint la mangeoire du PDG, tuant les bons propos qu’il tenait face au Premier ministre ? Quel sera alors ce traitement à donner quand on sait qu’il tourne le dos au malade, au moment où on l’attend. Aidez-nous professeur ». L’auteur de ce texte n’a pas lu le livre. Il ne voit que l’acteur politique, et il ne connaît pas ce qui a précédé la publication de ce livre : les menaces de mort dont il a été l’objet et qui ont retardé la sortie de l’ouvrage. J’avoue ma surprise à propos de ces menaces, car étant moi-même l’auteur de textes dérangeants sur la « momie » et le « sosie » présidentiels, notamment dans Afrodystopie, je mesure à quoi j’ai échappé si les sicaires de la Young Team s’étaient mis en tête de m’exterminer.
Cela dit, on n’écrit pas un livre sur ce « malade Gabon » en Afrodystopie, et sur la momie et le sosie présidentiels gabonais sans avoir conscience des dangers que l’on encourt. Cela me semble l’un des mérites incontestables de Séraphin Akure-Davain, le courage. Le même courage dont il fit montre lorsqu’il s’exprima un jour de janvier 2023, en présence d’un premier ministre qui affirmait le verrouillage de toute alternance politique au Gabon, le PDG n’ayant aucune intention dépasser le relais à qui que ce soit. La convivialité qui se fit voir entre l’auteur et le premier ministre à cette occasion fut à mon sens un signe de civilisation politique. Ce qui m’intéresse donc, c’est comme je l’ai déjà dit, l’archive que constitue le livre écrit par ces trois auteurs en un, dans un incontestable esprit de courage, qui lui confère une importante signification politique dans un contexte historique que je considère comme un seuil.
Les seuils sont des espace-temps des éblouissements ; ils produisent des transes, génèrent des transactions et engendrent des transitions. Le 30 aout 2023, est un seuil qui a déclenché des transes du peuple qui a hurlé sa libération. Partout, à Libreville et dans l’arrière-pays, ce qui se décrit comme un « coup d’État » est vécu par les Gabonais comme une libération. A titre de sociologue, je me souviens du livre d’un sociologue intitulé Oppression et libération dans l’imaginaire, dont l’auteur est Gérard Althabe. Voilà pourquoi, malgré l’enthousiasme du peuple, j’ai dans mes « posts » parlé de respiration. Le seuil que constitue pour moi le 30 aout 2023 est un espace-temps de respiration. C’est la prudence méthodologique qui m’amène à parler ainsi, plutôt que de libération, car je pense que la maladie causée par le corps politique et qui affecte le « corps social » a pour nom oppression. Une maladie dont le nom métonymique était « les Bongo », métonymie du corps politique oppresseur et lui-même malade.
Tel était en fait, le « Gabon malade » de Séraphin Akure-Davain : l’association d’un corps politique malade zombifié, momifié qui oppressait un corps social, le mettant en apnée, dans une vie quotidienne qui manquait d’air. La féroce répression de 2016, fut l’acmé de cette situation. Voilà pourquoi le 30 aout 2023, comme seuil, a déclenché des transes populaires à Libreville et à l’intérieur du pays.
Le 30 aout 2023, a également déclenché des transactions entre l’ombre de la prison et la lumière du jour. La Young Team et sa marraine sont entrées dans l’ombre de la prison et le Blaboy en chef est sorti dans la lumière de la libération, que je considère toujours comme une respiration.
C’est ainsi que je considère que les transactions qui marquent ce seuil du 30 aout 2023, ne se limitent pas seulement aux espaces de l’ombre et à ceux de la lumière ; elles concernent aussi les temps du « passé » et ceux du « futur ». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le « fameux essor vers la félicité ». Le seuil projette dans l’imaginaire onirique, dans le rêve éveillé du futur qui gonfle d’espoir le présent de la vie quotidienne sans eau courante dans de nombreux quartiers, sans routes et sans électricité. Se projeter dans l’horizon de la félicité, transforme le présent en un temps d’attente messianique. Nous sommes à un temps où le futur agit dans le présent et sur le passé, et je pense que cette situation doit être examinée de plus près par l’auteur médecin qu’est Séraphin Akure-Davin, car il lui faut trouver les moyens de ne pas faire sombrer le corps social dans un processus de libération dans l’imaginaire.
Le 30 aout a, évidemment, déclenché la transaction du blocage de l’essor vers la félicité à l’ouverture vers cet essor.
Donc, le seuil du 30 aout a déclenché des transes, a produit des transactions et a donné lieu à la transition que nous vivons, et ces phénomènes ne peuvent se comprendre qu’à partir des archives. Le livre de Séraphin Akure-Davin est une de ces archives. Il se classe parmi les plus importantes, parce qu’il est la création de trois auteurs en un. Maître Paulette Oyane-Ondo disait que les Gabonais ne rêvent même pas de la possibilité de rêver d’une alternance. Séraphin Akure-Davain, en mettant sa vie en danger par la matérialisation de son rêve éveillé sur le Gabon, a montré que toute oppression produit des trous, crée malgré elle des ouvertures, engendre des profusions imaginaires qui la travaillent au corps, qui la minent, jusqu’au moment de son effondrement qui est pour le cas du Gabon, un moment de respiration. Le livre de Séraphin Akure-Davain est l’archive de cet effondrement qui a sorti le peuple de l’apnée dans laquelle l’avaient plongé le Souverain moderne ou le corps du pouvoir au Gabon.