Les auteurs s’intéressent aux origines des récits conspirateurs qui ont alimenté cette obsession, en soulignant que les craintes du public se sont souvent fondées sur des hypothèses historiques associant l’homosexualité à des pratiques secrètes, notamment celles des francs-maçons. Ces élites, souvent accusées de manipuler la jeunesse pour leur propre profit, sont vues comme des corrupteurs de la nation. Les attaques contre les figures politiques et les élites, présentées comme des prédateurs homosexuels, sont devenues un moyen puissant de dénoncer la corruption et les excès des régimes en place.
Une panique morale déclenchée par un sermon
La panique morale a pris de l’ampleur en 2005, après un sermon inattendu de l’archevêque de Yaoundé, Victor Tonye Bakot, qui dénonça l’élite nationale pour avoir soi-disant propagé l’homosexualité en incitant les jeunes hommes à avoir des relations sexuelles pour obtenir des emplois. Ce sermon, prononcé le jour de Noël, choqua la nation, notamment en raison de l’attaque directe lancée contre les élites politiques, parmi lesquelles le président Paul Biya, présents à la messe. Il s’agissait d’une nouvelle forme d’attaque de l’Église catholique contre la franc-maçonnerie, déjà perçue comme une organisation secrète suspecte en raison de son rôle historique en Europe, notamment pendant la Révolution française.
Peu de temps après, plusieurs journaux camerounais commencèrent à publier des listes d’homosexuels présumés, incluant des ministres, des célébrités et des figures religieuses. Dénoncer les élites comme des homosexuels a ainsi été vu comme un moyen d’exprimer un mécontentement grandissant envers le gouvernement. Le climat politique et social devint alors de plus en plus tendu, la chasse aux sorcières s’intensifiant avec des arrestations arbitraires de personnes suspectées d’homosexualité.
La Franc-maçonnerie et l’enrichissement Illicite
Orock et Geschiere montrent que cette panique morale est alimentée par une longue histoire de soupçons vis-à-vis de la franc-maçonnerie, perçue en Afrique comme liée à l’enrichissement illicite et à la corruption. Les auteurs expliquent que l’association entre homosexualité et franc-maçonnerie remonte à l’époque coloniale, où ces pratiques étaient déjà liées à des croyances locales et à des rituels secrets. En Afrique francophone, la franc-maçonnerie a été l’objet de multiples accusations, souvent associées à la sorcellerie et à l’idée que les pratiques homosexuelles étaient un moyen d’acquérir des richesses.
Les auteurs s’intéressent également à l’évolution de la relation entre le secret de la confrérie et sa visibilité publique dans l’Afrique postcoloniale. Un exemple notable est la vidéo diffusée en 2009, dans laquelle le président gabonais Ali Bongo est investi en tant que Grand Maître de la Grande Loge du Gabon.
Une telle exposition publique est inhabituelle pour un franc-maçon. Ali Bongo visait probablement à impressionner ses opposants en affichant son accès à des cercles de pouvoir spécifiques. Cependant, cela le présentait aussi comme un instrument néocolonial, sous l’influence de la Grande Loge Nationale de France. Ce type de prise de position publique, rare pour un franc-maçon, a contribué à renforcer l’idée que l’homosexualité était un produit du colonialisme et des ordres secrets.
Le contexte historique et politique
Le livre examine également le contexte historique de cette panique, en retraçant l’histoire de la franc-maçonnerie en Europe et en Afrique. Les auteurs analysent comment les idées liant la franc-maçonnerie et l’homosexualité ont persisté, notamment en raison du contexte postcolonial. Le Cameroun et le Gabon, en particulier, sont des lieux où ces théories du complot ont trouvé un terrain fertile en raison de la politisation de l’homophobie et de l’omniprésence supposée des loges maçonniques dans les hautes sphères politiques.
Il est évident que l’association de l’homosexualité à la franc-maçonnerie renforce l’idée, désormais largement répandue en Afrique, selon laquelle l’homosexualité serait une pratique anti-africaine, imposée par le colonialisme. Cependant, en ce qui concerne le Cameroun et le Gabon, il existe des éléments difficiles à ignorer qui montrent que cette hypothèse ne s’applique pas entièrement.
Les deux auteurs s’appuient sur le travail de l’ethnographe allemand Günther Tessmann, qui a mené des recherches parmi les Fang, une communauté située à la frontière entre le Cameroun et le Gabon, juste après 1900, avant l’instauration de l’autorité coloniale. Un concept récurrent qu’il a observé est celui de biang akuma (le “remède” de la richesse), qui, à la surprise de Tessmann, était associé à des pratiques sexuelles entre hommes. Dès 1913, il avait déjà identifié deux aspects des perceptions populaires de l’homosexualité dans divers contextes africains : son association à la « sorcellerie » et à l’enrichissement personnel.
L’ouvrage d’Orock et Geschiere offre un éclairage inédit sur un sujet peu étudié, à savoir le rôle de la franc-maçonnerie et des sociétés secrètes dans les débats politiques en Afrique centrale. En abordant la question de manière historique, les auteurs tentent de comprendre pourquoi des théories du complot aussi improbables peuvent acquérir une telle force.
Une réflexion sur les identités et la sexualité
En analysant ces récits de conspiration, les auteurs soulignent l’importance de dépasser les idées fixes sur les identités sexuelles et de comprendre les perceptions locales de l’homosexualité en Afrique. Ils expliquent que la fluidité des identités et les perceptions particulières de la sexualité en Afrique, comme le concept de “double personnalité” en vigueur dans certaines communautés camerounaises, doivent être prises en compte pour comprendre les réactions populaires face à l’homosexualité.
En conclusion, ce livre ne se contente pas de démystifier une théorie du complot, il nous invite à réfléchir sur les implications profondes de ces croyances pour les luttes politiques et sociales actuelles, en particulier en ce qui concerne les droits des personnes LGBTIQ+ en Afrique.